La piqûre pour ce qui deviendrait leur projet d’entreprise est venue au détour d’un voyage en vélo d’un an en Europe, où le couple découvre un métier rarissime en Amérique du Nord et le mouvement des paysans-boulangers. «C’est vraiment apparu pour contrer les OGM», explique Céline Richard. «Les blés modernes sont juste faits pour être travaillés avec des grosses machines et être super productifs, mais pas forcément nutritifs, ajoute Ghislain Despatie. [Les partisans du mouvement] sont allés rechercher la nutrition, le goût et des blés qui n’ont pas besoin d’être traités en champ parce qu’ils sont justement rustiques.»
Même si le couple comprenait l’importance de la culture biologique, étant un abonné de très longue date aux paniers de légumes biologiques d’Équiterre, il a toutefois alors réalisé que le pain (mais surtout le blé entrant dans sa fabrication) avait logé dans l’angle mort de ses préoccupations.
Leur retour de voyage se déroule sous le signe de l’action: Ghislain s’inscrit à un DEP en boulangerie à Montréal puis fait son stage chez Joe La Croûte, au marché Jean-Talon, alors que Céline se lance dans les recherches sur les grains anciens et effectue des tests avec des semences ramenées de sa Bretagne d’origine. Le but: s’établir en région et fonder leur entreprise.
Mais pas n’importe laquelle: en accord avec leurs principes, leur boulangerie sera bio, n’utilisera que du levain et évitera au maximum le gaspillage alimentaire. Le couple choisit le modèle de précommande plutôt qu’un commerce ayant pignon sur rue (et qui dépend donc des aléas de la météo et de l’achalandage pour écouler ses stocks). S’inspirant des paniers de légumes bios, il crée un équivalent avec ses pains et propose un abonnement avec des produits des fermes partenaires locales, et complète sa clientèle avec des restaurants de la région (ainsi que la Brasserie Dunham) et quelques marchés et événements.
Pour diminuer ses coûts, Capitaine Levain compte ses fondateurs comme uniques employés. La boulangerie est située en annexe de la maison, ce qui leur permet d’être présents pour leurs jeunes enfants malgré les journées occupées, une priorité absolue.
En réduisant ainsi au maximum ses dépenses et ses intermédiaires, Capitaine Levain peut ainsi offrir à sa clientèle des produits à prix accessible, même s’ils sont bios. «C’était important pour nous de garder une clientèle qui ne soit pas composée juste de riches ou de gens plus âgés, d’essayer d’aller chercher les jeunes qui ont moins d’argent et qui peuvent quand même manger ces produits-là.»
Au biologique s’ajoute un engagement indéfectible pour le levain – le slogan non officiel de la boulangerie est d’ailleurs «Fuck la levure, vive le levain». Si la plupart des boulangeries l’utilisent pour certains de leurs pains, elles ont aussi recours à un certain pourcentage de levure et peuvent conserver l’appellation «au levain». Mais qu’est-ce que ça change? «La grosse différence, c’est que la levure fermente très rapidement, ce qui fait que ça ne développe pas les arômes, ça ne permet pas au ferment de prédigérer les protéines de blé et de gluten», résume Ghislain. En utilisant uniquement le levain et embrassant l’inévitable lenteur du processus, «ça fait un pain qui est beaucoup plus digeste et plus aromatique aussi».
Coup de foudre régional
Après quelques séjours exploratoires dans différentes régions du Québec, c’est dans la florissante Brome-Missisquoi que Ghislain et Céline ont choisi de s’établir il y a maintenant quatre ans. «Quand on est arrivés dans la région, ça a cliqué tout de suite, résume-t-il. Il y avait un beau potentiel pour nous, côté humain et côté entreprise.»
C’est donc dans la petite municipalité de Stanbridge East que Céline et Ghislain ont trouvé la maison parfaite où installer leur famille et leur boulangerie. Deux ans après avoir fondé son entreprise, le duo est toujours enthousiaste à l’idée d’appartenir à la communauté effervescente d’entrepreneurs. «Il y a des projets vraiment hot, parce que t’as pas le choix de créer ta job, explique Céline. Alors t’es aussi bien d’être assez motivé, d’être assez entreprenant et d’en avoir dedans.»
Pour le bien-être de sa région, le couple «essaie vraiment de prioriser le local, dans le triangle Frelighsburg-Dunham-Stanbridge», résume Ghislain, qui souhaite que les habitants appuient de plus en plus les artisans et les commerces locaux, afin que l’économie connaisse un cercle vertueux. «L’argent reste en circuit fermé, alors tout le monde vit mieux.»
Comme le levain sur lequel leur pain s’appuie, leur clientèle grandit lentement mais sûrement. «On le savait dès le départ qu’on avait de l’éducation à faire», confirme Céline, d’où leur certification biologique, qui implique une quantité astronomique de paperasse (et de temps), traçabilité des ingrédients oblige. «Si on n’est pas capable de l’afficher et de le crier haut et fort, on trouve ça plate, parce que je crois que c’est comme ça qu’il faut s’identifier aussi.»
Depuis trois ans, Céline a multiplié (à la main!) ses semences de blés anciens, doublant ses cultures de superficie chaque année jusqu’à se rapprocher de l’hectare souhaité. Capitaine Levain doit donc trouver un terrain qui hébergera ses blés, et un maraîcher qui fait de la grande culture bio afin de pouvoir prêter main-forte avec son équipement. «Ça risque de coûter quand même assez cher, et après il faut quand même qu’on le trie, qu’on le stocke, qu’on le meule, explique-t-elle. On ne veut pas non plus que ça soit un pain d’élite!»
Pour l’instant, le couple se concentre à peaufiner les installations physiques, son offre de produits et ses partenaires commerciaux… et à construire une chambre froide, ce qui leur permettra de préparer les pâtes l’après-midi en ralentissant les ardeurs du levain. Céline et Ghislain auront donc leurs soirées libres, afin de profiter de leur famille et de l’effervescence de la région qu’ils ont choisie.