Pour une assiette intelligente

Dis-moi ce que tu manges… La distance parcourue par notre bouffe avant d’aboutir sur notre table en dit long. Et si, en reprenant le contrôle de notre alimentation, nous posions beaucoup plus qu’un simple geste domestique? Quels impacts économiques et sociaux avons-nous en choisissant la proximité?

Appelons-la Anastasia (ça signifie «résurrection» dans la langue d’Homère). Elle vit à Manche-d’Épée. Aujourd’hui, on fête son septième anniversaire. L’épicerie Metro la plus proche se trouve à 84 kilomètres. Mais on s’en fiche; la table déborde. Et cette abondance s’exprime en qualité. Ça goûte bon, ça goûte sain. Autour de la table, petits et grands, les auteurs de cette nourriture. Les profiteroles, les pois mange-tout et le jambon, la terrine de truite, le jus de pomme et la salade grecque, tout vient des mains de ces gens d’ici. Ils célèbrent Anastasia, bien sûr, mais aussi, en filigrane, une idée simple, mais puissante: l’autonomie alimentaire. La démission fracassante de Nicolas Hulot, ex-ministre d’État français de la Transition écologique et solidaire, met en évidence de manière dramatique ce que nous savions déjà: nos dirigeants ne prennent pas au sérieux l’extrême gravité de la crise environnementale. À moins qu’ils ne nous prouvent leur incompétence face à ces enjeux cruciaux? Ou même l’incapacité systémique de nos instances dites démocratiques à relever ces défis complexes, mais d’une urgence supérieure? Peu importe. Piégés dans le paradigme du libre marché, nous assistons tous à la catastrophe en spectateurs apathiques.


Tous? Non. Une poignée d’irréductibles Gaspésiens résiste encore et toujours au modèle capitaliste. Yan Levasseur carbure à cette potion magique d’espoir: «La consommation est une drogue puissante. Elle procure du plaisir rapidement et cause une très forte dépendance. Le plaisir de l’autonomie est plus lent, plus difficile à se procurer, mais plus durable.» Avec d’autres citoyens de Mont-Louis, il s’implique dans la coop Le Levier des artisans pour s’éloigner le plus possible des comportements morbides du mode de vie dominant. Le groupe se démène sur une multitude de fronts: pépinière, boulangerie, marché public, potagers et pacages communautaires, troc, cuisine collective, etc. Ces initiatives concrètes s’avèrent éminemment politiques. Dans le sens de «qui vise le bonheur des citoyens». Tous agissent plutôt que de perdre leur temps dans le blabla. Parce que l’équation est simple; moins tu dépends de l’économie de marché, moins tu as besoin d’argent. Avec de nombreux avantages à la clé: diminution de l’impact écologique, amélioration de la santé, stimulation des entreprises de proximité, plus de temps pour soi, sa famille, ses amis, etc. Parce qu’au fond, la vie normale, c’est quoi? Le 9 à 5 contre un salaire? Vraiment? Respect du territoire De toute façon, les vices du modèle agroalimentaire industriel crèvent les yeux; polluant et gaspilleur, il offre des aliments de piètre qualité nutritive et gustative à prix élevé. Or la Haute-Gaspésie dispose de précieux atouts pour l’autosuffisance. Ses terres ne sont pas contaminées par les pesticides, herbicides et autres fertilisants imposés à l’agriculture conventionnelle par les lobbys. Malgré la rigueur de son climat, la nature du côté nord de la péninsule se veut superbement généreuse: petits fruits, algues, acériculture, apiculture, gibier, champignons, etc. «C’est pas compliqué, dit Yannick Ouellet, consultant en restauration très apprécié dans son milieu natal, mais ça demande des efforts. Ce matin, j’ai reçu 60 maquereaux pour 40 piasses. Il faut juste que je prenne le temps de les arranger. On est collés sur la ressource!» Pour lui, habiter son territoire, ça veut dire le connaître, le cuisiner. Le respecter.


Alors pourquoi de grands pans de la région reçoivent-ils l’étiquette de «désert alimentaire»? S’agit-il d’un concept bureaucratique complètement déconnecté de la réalité? Marie-Ève Paquette, du mouvement Nourrir notre monde, explique qu’il se vit peu d’insécurité alimentaire en Haute-Gaspésie, mais que les gens mangent mal. Comme partout dans tous les pays industrialisés, non? Jean-Claude Moubarac, chercheur en nutrition publique à l’Université de Montréal, participa à l’élaboration du guide alimentaire brésilien, lancé en 2015. Le principal constat: nous devons cuisiner plus. Ainsi, nous évitons de consommer des aliments surtransformés. Un mal qui, étonnamment, frappe toutes les classes sociales, de tous les niveaux d’instruction et de revenus, sans distinction. N’empêche. L’antidote? L’éducation. «Et ça donne lieu à de beaux échanges intergénérationnels, mentionne Marie-Ève Paquette. Parce que beaucoup d’aînés cultivent encore leur jardin, pour leurs propres besoins. Et en plus de ces savoirs traditionnels, les nouveaux arrivants, généralement diplômés, peuvent apporter tout un bagage de connaissances, d’expériences et d’habiletés. On ne parle pas d’un retour à la terre romantique comme dans les années 1970. En ce moment, on observe vraiment une convergence de conditions permettant que ça marche.»

Car honnêtement, le beau renouvellement qui s’opère en ce moment ici, on le doit bien peu aux Gaspésiens de «chousse». Bien sûr, le milieu compte fort heureusement sur quelques allumés revenus dans leur coin de pays après quelques années ailleurs pour s’inspirer, comme Marie-Andrée St-Pierre, de la pâtisserie Marie4poches, ou Carl Pelletier, chocolatier surdoué. Mais le portrait démographique ressemble magnifiquement au brassage humain qu’Hugo Latulippe décrit dans son texte Je suis un Montréalais du Bas-du-Fleuve. Les «néo» adoptent la Haute-Gaspésie parce qu’ils y découvrent un terrain de jeu parfait pour innover, en cohérence avec des valeurs respectueuses des gens et de l’environnement. Une certaine tendance à la délinquance des gens du côté nord constitue-t-elle un autre atout? «On ne fait rien d’illégal, affirme Yannick Ouellet, sourire en coin. Mais quand on se bute à des règlements aberrants, on s’organise.» Une productrice d’œufs n’arrive pas à obtenir de quota? Grâce à la complicité d’un commerçant local, elle peut vendre une fois par semaine ses douzaines directement aux mangeurs de la place. Mais c’est un combat perpétuel. Une grande bannière voulait tasser dans un coin un présentoir de produits du terroir. «N’oubliez pas que vous êtes dans notre épicerie…», s’est fait dire Yannick Ouellet. «N’oubliez pas que vous êtes dans mon village», a-t-il répondu du tac au tac. Le présentoir trône toujours dans l’entrée, pour l’instant.

«Notre cheval de bataille, constate Yan Levasseur, c’est de recruter du monde pour qu’ils viennent s’installer ici, pour fortifier le réseau.» Plein de terres en jachère ne demandent qu’à être aimées; avis aux intéressés.

À lire aussi