Du haut du verger où poussent framboises, mûres et pommes, on distingue les environs vallonnés, vagues apaisantes soulevées méthodiquement pas une brise légère. Le relief gatinois offre de sobres dénivelés dont on peut aisément deviner la fonction : cultures de toutes sortes au pied de la ferme et de la maison attenante, et, lorsque l’œil atteint l’orée des bois, champignons forestiers accrochés à la base des érables. La tubulure entre les arbres de cette forêt immaculée reproduit le plan réticulaire des racines : les éléments nutritifs mis en commun convergent pour alimenter la cabane. La sève descend par gravité, suivant la pente douce du vallon.
« On a commencé à bouillir il y a quelques semaines, on est là-dedans pas mal à temps plein, dit d’entrée de jeu Geneviève LeGal-Leblanc, qui, avec Sean Butler, tient les rênes de Ferme et Forêt, à la fois entreprise d’alimentation sauvage et ferme écologique. Notre fils de 8 ans, Téo, est aussi à la maison, alors il nous donne un coup de main ! », poursuit-elle, rendant compte de cette réalité de l’école à la maison en contexte de pandémie. « Notre kiosque est toujours ouvert, mais c’est un libre-service, il n’y a pas de contact direct, et la cabane sert seulement à produire le sirop », explique-t-elle.
La ferme des possibilités
L’acériculture est centrale à l’entreprise : l’érable et ses dérivés, de la sève brute aux tartes et aux granolas, comptent pour la moitié de son chiffre d’affaires. La forêt produit, en outre, une variété d’aliments sauvages, comme les pousses d’épinettes et l’asclépiade, en plus d’être le terreau fertile de champignons tel le shiitake, très prisé.
En contrepoint, les champs, qui occupent à peu près le tiers de l’espace, sont l’hôte de petits fruits, d’asperges et d’ail, cultivés, bien entendu, sans pesticide ni engrais chimique. À première vue, ou plutôt, à vue moderne et urbanisée, la distinction entre la terre sauvage et le sol marqué de l’empreinte humaine semble évidente. Mais ici, Ferme et Forêt force le regard, car tout est plus entremêlé qu’il y paraît. L’interdépendance que met au jour la permaculture y est, en fait, patente.
« Quand j’ai rencontré Sean, il s’intéressait beaucoup à la permaculture, confie Geneviève. On a donc commencé par transformer un tiers d’acre en permaculture, pour voir ce que ça allait donner ». Quelques mois auparavant, Geneviève et Sean s’étaient mis en quête d’une ferme où ils pourraient vivre en harmonie avec la nature et mettre en pratique leurs savoirs. « On a visité au-dessus de 60 fermes, puis on est tombés sur l’emplacement de nos rêves ! ».
À cette époque, le couple résidait à Ottawa. La jeune femme travaillait au Musée de l’agriculture, mais elle ressentait le besoin de mettre les mains dans la terre. « J’ai toujours voulu vivre dans un milieu plus sauvage, c’est là que je me sens bien, avoue-t-elle. J’ai grandi à Ottawa, mais j’ai toujours eu ce genre de connexion. En deuxième année du primaire, j’étais la seule dans la classe qui prenait soin des plantes et, ado, j’ai converti une partie de la cour arrière de la maison familiale en jardin. »
La ferme dont ils ont fait l’acquisition est située sur un terrain de 60 hectares (150 acres). Une vaste parcelle offrant une pléthore de possibilités. « Ça faisait tellement longtemps qu’on mijotait le projet, alors on voulait prendre le temps de s’installer, d’apprendre à connaître notre terre, dit Geneviève en évoquant la période précédant la création de l’entreprise, en 2013. Un moment important, ç’a été la visite de mon oncle Gérald LeGal [le fondateur de l’entreprise de cueillette Gourmet Sauvage, dans les Laurentides]. On regardait tous le bord du champ, on y voyait des prunes et d’autres fruits. Un à la suite de l’autre, il a nommé sept ou huit fruits sauvages qui se trouvaient devant nous et qu’il souhaitait nous acheter. J’ai immédiatement vu un potentiel d’incorporer ça dans mon entreprise ».
Communauté bio
Le projet de Geneviève LeGal-Leblanc et de Sean Butler s’insère dans un milieu agronomique plutôt modeste, la plupart des installations locales étant des fermes de pâturage pour bovins. Celle qui a été formée à l’agriculture traditionnelle (elle possède un diplôme en agriculture et développement international du Collège d’Alfred de l’Université de Guelph, en Ontario) ne se voit cependant pas tenir une ferme laitière. Et ça tombe bien, car des fermes bio et de petites entreprises commencent à pousser dans les environs. « Ça m’a donné espoir que ce qu’on faisait était viable, qu’on pouvait vivre de ça », dit celle qui est responsable des légumes et des aliments sauvages.
Ragaillardis par la venue de jeunes fermiers et de maraîchers bio, les partenaires se sont associés à deux fermes voisines pour créer l’événement automnal Farm Hop durant lequel les trois entreprises ouvrent gratuitement leurs portes au public afin que ce dernier puisse découvrir l’envers du décor de l’alimentation biologique. « On estime à 2000 ou 2500 le nombre de visiteurs », dit Geneviève. Et, ça dure combien de temps, une semaine ? « Non, une seule journée ! », lance-t-elle avec une fierté palpable dans la voix.
Cet intérêt marqué pour l’agriculture biologique déborde d’ailleurs la question des engrais et des pesticides. Il s’inscrit dans une sensibilité environnementale que la fermière a vue se développer au fil des ans. « Les gens veulent s’alimenter de manière éthique, mais ça va au-delà du bio, explique-t-elle. Ils sont beaucoup plus sensibilisés aux questions environnementales, ils font des choix par rapport à ça, s’approvisionnent localement ». Mais ce désir de proximité n’est pas seulement catalysé par l’aspect écologique de la chose, il relève aussi une volonté de connaître les individus derrière la nourriture et de découvrir leurs méthodes pour les mettre en pratique. « Je vois un intérêt grandissant envers les façons dont on procède, indique Geneviève. Les gens veulent commencer à produire chez eux. »
Le contexte, au moment d’écrire ces lignes, semble clairement favoriser un retour vers l’autoproduction alimentaire et l’apprentissage d’un savoir-faire que font actuellement Sean Butler et Geneviève LeGal-Leblanc. « On se voit certainement comme producteur, mais aussi comme personne-ressource, admet-elle. On veut éventuellement accueillir plus de gens, avoir plus d’événements, offrir plus d’ateliers. On veut partager nos connaissances ».