On n’entre pas à La Traite comme dans n’importe quel restaurant. D’abord, on se rend sur la réserve de Wendake, puis à l’Hôtel-Musée Premières Nations. Construit sous forme de maison longue, l’habitation traditionnelle huronne-wendate, l’hôtel nous met déjà dans l’ambiance: cheminée au feu de bois, artisanat local en vente, musique autochtone… Au détour de l’escalier qui nous mène au restaurant, un loup empaillé, qui semble hurler à la lune. Bienvenue à La Traite!
Depuis son inauguration il y a 10 ans, 1500 places de restauration ont ouvert dans le coin, indique Colombe Bourque, directrice générale de l’industrie touristique de Wendake. «Mais la clientèle revient, ajoute-t-elle. La Traite a le même chiffre d’affaires que l’hôtel; c’est un restaurant de destination.» En 2017, Wendake remportait en effet le prix de la meilleure offre touristique autochtone au Canada. Mais revenons en salle. C’est moderne, avec une orientation Premières Nations bien présente: peaux de bêtes sur les dossiers des sofas, abat-jours en tambour, œuvres d’art amérindien aux murs, bois de cervidés au-dessus du bar… Par la grande baie vitrée, on peut observer les arbres aux couleurs d’automne et la rivière qui coule au-delà. Quand la nuit tombe, un feu est allumé dans le jardin, faisant miroir à celui qui brûle dans le foyer du restaurant.
On entre dans le repas par la carte des cocktails. «Je me suis inspiré des clans des chefs, explique le sommelier Jean-Denis Côté. J’ai créé un cocktail pour chaque clan à base d’ingrédients naturels et de sirops faits maison. L’été, je vais directement chercher les herbes dans le jardin!» À nous de choisir entre le chevreuil, le loup ou encore l’ours – ou bien d’opter pour un kir wendat (liqueur de bleuets sauvages et mousseux) ou un martini à l’eau de rhubarbe pétillante. Sur la carte des boissons, on retrouve aussi la Kwe, bière blonde au maïs brassée pour la nation wendate, et puis les vins de Nk’ Mip d’Osoyoos, dans l’Okanagan Valley, premier vignoble autochtone en Amérique du Nord. «J’aime beaucoup travailler les alcools du Canada et du Québec», souligne Jean-Denis, qui montre en exemple l’Envolée, un hydromel sec des Hautes-Laurentides (proposé en accord avec un fromage sur le menu dégustation), ou les vins blancs fortifiés de l’île d’Orléans.
Chasse, pêche et cueillette
Pour le sommelier, la culture amérindienne a toujours eu sa place dans sa vie. «Je viens du Lac-Saint-Jean, on a grandi près de la réserve amérindienne de Pointe-Bleue. On a toujours aimé aller dans le bois, chasser, pêcher… Ça fait partie de nos mœurs, nous les Québécois.» Même chose pour le chef exécutif Olivier Bernardet, qui a grandi à cinq minutes de Wendake. Et s’il connaît bien les produits boréaux et les viandes de gibier, il continue à apprendre beaucoup de son équipe, où six Premières Nations différentes sont représentées. «J’ai un bon background de steakhouse gastronomique, et ça se greffe super bien à la cuisine des Premières Nations», assure le chef, qui adore travailler les pièces de viande. Au programme: beaucoup de fumage, de viandes cuites au sel et de méchouis. Et puis, il y a les petits fruits locaux (camerise, pomme, framboise, argousier…), le sapin ou les champignons, ces produits qui permettent d’attendrir la viande de gibier, avec moins de gras mais plus de goût.
L’offre en gibier est limitée par la loi obligeant à vendre uniquement de la viande issue d’élevage – «mais si un jour on a le droit de vendre de l’orignal, c’est sûr qu’on sera les premiers à en servir!», promet Olivier. En attendant, on goûte à du cerf de Boileau, du bison, du sanglier… Durant l’été, le gibier se fait griller à Wendake, et l’odeur du fumoir-barbecue parfume l’extérieur. «Maintenant, tout le monde peut avoir du bison, du caribou ou du loup marin, concède le sommelier. Mais à La Traite, on est capables d’avoir du loup marin régulièrement, et en plus on le prépare bien.» Alors que le végétarisme est en vogue, on se demande si les non-mangeurs de viande se retrouvent dans cette offre très carnée. «Bien sûr!», s’exclame Colombe Bourque, citant en exemple le burger aux fèves. Elle confie en outre que La Traite a été le traiteur principal du mariage de Julie Snyder, végétarienne devant l’Éternel.
Dans sa cuisine, le chef essaie le plus possible de s’inspirer de la chasse, de la pêche et de la cueillette, et ses assiettes donnent à goûter des produits comme des quenouilles ou du lichen. Si le menu change environ trois fois par an, les plats signature sont toujours au rendez-vous, comme la bavette marinée façon wendate (avec des sucres plus traditionnels, comme la mélasse et le sirop d’érable). Il y a aussi le doré, le potage traditionnel – ce soir, c’est une onctueuse crème de maïs – ou les planches partage, comme le tomahawk de bœuf ou le carré de bison. «Ce carré de bison, il est exclusif à l’hôtel, j’en ai pas vu ailleurs à Québec», assure Olivier. La cuisine familiale, dans le partage, est très importante à La Traite, qui met ainsi l’accent sur une grande valeur des Premières Nations.
Recettes familiales
Olivier n’hésite pas à faire appel au savoir-faire personnel de ses cuisiniers. Ainsi, la banique (le pain traditionnel amérindien) est différente selon celui qui la fait. Le matin, c’est un Innu qui la prépare, plus volumineuse, tandis que celle du midi a été choisie à l’issue d’un concours entre les cuisiniers; c’est la banique d’un Atikamekw qui a remporté les votes, un pain frit d’après une recette de sa grand-mère. Pareil pour la sagamité, pour laquelle chacun a sa façon de la faire. Un plat emblématique ici: «La sagamité à Wendake, c’est comme la tourtière pour le Lac-Saint-Jean!» s’exclame Colombe Bourque.
«On a un menu assez ouvert, souligne le chef. Avec la table wendate du jour, les cuisiniers peuvent faire leurs recettes traditionnelles – cette semaine, c’est un petit braisé de légumes racines.» Le menu joue avec les termes wendats, et le personnel prend le temps d’expliquer les noms et détails historiques aux clients, qui viennent aussi pour ça. On pense par exemple aux Trois Sœurs, très récurrentes dans la cuisine wendate, qui font référence au maïs, à la courge et à la fève, trois plantes qui poussent en s’aidant mutuellement. La redécouverte du terroir et le local sont à la mode dans le monde de la restauration, et si La Traite était précurseure dans sa cuisine il y a 10 ans, ça n’est plus le cas aujourd’hui.
«Il y a beaucoup de bistros qui font du boréal, mais le petit plus Premières Nations chatouille les clients curieux. Ils viennent aussi pour le concept, l’atmosphère… On a une touche un peu plus prononcée que les autres ici, avance le chef. On soigne aussi beaucoup la présentation: les gens ont l’impression que la cuisine amérindienne est rustique, moins raffinée, mais non, la gastronomie est là aussi. On est capables de garder cet esprit familial et de partage et de l’amener à un autre niveau.» L’atmosphère est travaillée jusque dans les petits paniers à pain en écorce, la vaisselle faite à la main, les assiettes en bois, les amuse-bouches servis sur des dreamcatchers, les chants au tambour pendant le brunch dominical… «On voit que la culture des Premières Nations les a suivis malgré tout ce qu’ils ont traversé, commente Olivier. Nous, on essaie d’intégrer le plus possible des éléments de cette culture. Transmettre l’histoire à travers nos plats, c’est vraiment important.»