Le parcours d’une vie est toujours impossible à prévoir. Les bifurcations sont nombreuses, et il est difficile de voir venir toutes les courbes, parfois prononcées, qu’on doit suivre tout au long du trajet. Mathieu Perron, éleveur d’agneau à Saint-Pascal dans le Kamouraska, en sait quelque chose. Il est désormais berger dans le Bas-du-Fleuve, mais dans ses premières aventures de jeunesse, il apprivoisait les études françaises et l’ethnologie à Montréal et à Québec. Un cheminement scolaire qui allait le mener jusqu’à la maîtrise et tout au long duquel il s’est intéressé tout particulièrement aux chansons traditionnelles et aux contes.
C’est à 30 ans qu’un changement de trajectoire s’opère. Le chercheur en ethnologie qu’il était allait plutôt devenir fermier. Il entreprend ainsi des études à La Pocatière en gestion et exploitation d’entreprises agricoles. Un titre assez peu poétique qui rappelle tout le pragmatisme nécessaire à l’exploitation d’une ferme. Commence alors un parcours qui va du rêve de devenir fermier à la sèche réalité qui consiste à enfiler ses bottes dès l’aube, beau temps mauvais temps, pour s’occuper du bétail.
«On a toujours le syndrome de l’imposteur, mais moi, comme ethnologue, ce qui m’intéressait c’était le milieu rural, parce que comme ado, ma famille du côté de mon père était dans Charlevoix. J’allais travailler l’été sur la ferme, je voyais une réalité qui était là, pendant quelques semaines. Et c’est sûr qu’on idéalise la campagne d’une certaine façon.»
C’est ce que Roméo Bouchard, figure bien connue du monde paysan qui habite à quelques kilomètres, qualifie de «fantasme pastoral», une sorte de romantisme du berger, une vision idéalisée de la vie rurale dans les champs, pittoresque et bucolique, mais qui ne tient pas compte de la dure réalité de la vie d’agriculteur. Bien des urbains qui tentent un retour à la terre se heurtent à ce rude rappel du réel. Le berger que Mathieu Perron allait devenir n’était pas dupe: «J’étais là-dedans aussi, mais j’en étais conscient.»
Ce fantasme, bien souvent, est aussi porté par le rêve des consommateurs, à l’autre bout de la chaîne. Chacun souhaiterait retrouver dans son assiette des produits teintés de romantisme, s’imaginant une vie campagnarde idéalisée, portée par de sympathiques petits producteurs. Or, «la passion, ça ne paie pas l’épicerie», comme le rappelle le berger qui est loin de faire fortune avec son troupeau et sa bergerie. «Il faut être capable de faire des projets rentables. Il faut être exigeant aussi envers le ministère de l’Agriculture et la Financière agricole pour avoir des appuis, mais il faut aussi que les gens se rendent compte de ce que ça coûte de faire vivre ce rêve. On ne peut pas se contenter d’une vision idyllique. Il y a un travail immense qui vient avec le produit, je ne dirais pas une souffrance, mais des sacrifices.»
C’est peut-être même sa formation d’ethnologue qui allait lui donner un bon coup de main dans cette rencontre avec la rudesse du métier. Devenir agriculteur, c’était en quelque sorte partir à la rencontre d’une population afin d’en comprendre les coutumes, les modes de production et éventuellement être capable d’y habiter. «Quand tu ne viens pas de ce milieu-là, tu ne peux pas comprendre tout ce que ça implique au quotidien. Le 365 jours par année, c’est quand même quelque chose. Moi, je voulais quand même me brancher à ça. C’est sûr que de faire des clôtures avec l’ancien propriétaire de la ferme, pis les agriculteurs du coin, ben là je sais quand ils me parlent, avec le vocabulaire, les expressions, ce qu’ils ont vécu, eux. C’est un de mes plus grands plaisirs, ces rencontres que la ferme m’a permis de faire, et aussi d’être accepté en région. Je suis peut-être entre les deux. Je suis peut-être vu comme un rêveur par l’agriculteur traditionnel, mais assez sérieux pour être capable de gérer une telle entreprise. Nous vivons les mêmes préoccupations.»
Agriculteur, sans aucun doute, il l’est devenu et ses produits sont appréciés et se retrouvent sur les meilleures tables du Québec. Toutefois, le simple rôle de producteur alimentaire ne saurait englober à lui seul son rôle sur sa ferme. Ici, le mot «berger» prend tout son sens, celui d’un gardien qui doit protéger son troupeau et ses pâturages. «Je me vois moins comme quelqu’un qui produit et vend de l’agneau que comme quelqu’un qui prend soin d’un bout de terre et qui l’améliore. Dans le fond, les moutons collaborent avec moi à améliorer la Terre. Dans le fond, je fais partie d’un écosystème comme les moutons en font partie.»
À l’écouter parler, on sent bien que son parcours comme amical berger se joue sur cette trajectoire qui va du rêve à la réalité. Sans vouloir faire de concession sur la passion qui l’anime, Mathieu Perron a absorbé une bonne dose de réalisme au cours de ses études et des 12 dernières années à pratiquer ce métier avec sa femme, Marie-Christine Lalande, co-propriétaire de la bergerie, et leurs enfants. Mais en fin de compte, la passion reste essentielle et l’appréciation de ses produits occupe une large part de la rétribution. Ses clients – qu’il appelle des partenaires, – les restaurants, les boucheries et les particuliers qui se rendent directement à la ferme, les gens qui envoient des courriels dans l’attente de ses produits, sont devenus une source fidèle de motivation. «Il y a des gens qui nous écrivent pour nous dire qu’on leur a ouvert une porte sur un univers, il y en a qui prennent des vacances pour venir chercher leur agneau. D’avoir toutes ces rétroactions, c’est un peu une expérience transcendante qui donne un sens à tout ce qu’on fait.»
La poésie n’est donc jamais bien loin. Est-ce donc dire que le berger est un peu un artiste qui a besoin de l’amour de son public? Sans doute. Il y a là dans le travail de Mathieu Perron un désir, sans prétention, de léguer une œuvre, de laisser quelque chose après lui.
«J’aimerais mieux être vu comme un artiste que comme un agriculteur. Je me sens plus à l’aise dans ce rôle-là, même si ma toile, les matériaux que je travaille, c’est des pâturages, c’est un troupeau, c’est des champs de foin.»