Un couple de Gaspésiens avant-gardistes

Manifestement visionnaire (et pétrie de courage !), une famille gaspésienne produit des choucroutes biologiques… depuis 1995.

Le choix s’impose à la croisée des chemins ramifiant le village de Douglastown : au nord, la route défile jusqu’à un banc de sable scindant la baie de Gaspé pour dessiner l’estuaire de la rivière Saint-Jean, célèbre pour ses grands saumons. Au sud, un tronçon mène aux terres élevées imposant le labeur agricole. Ma destination se trouve de ce côté. Je tourne le dos à la mer : aux vents frais charriant l’air salin remontant de la baie se substitue une température chaude et sèche. « Entre le 2e et 3e rang, on retrouve une sorte de microclimat », me dit Julien Tapp, le directeur d’usine des Produits Tapp, qui fait visiter l’un de ses champs de choux situés à cet endroit que l’on surnomme simplement « la vallée ». Un lieu propice à l’agriculture, à l’abri du vent, où ses parents, Sylvain Tapp et Élaine Côté, ont mis sur pied leur usine de choucroute et de kimchi biologique, il y a de cela 25 ans. Aujourd’hui, l’entreprise familiale en confectionne plus de 280 tonnes annuellement, ce qui fait des Produits Tapp le plus important producteur de choucroute bio au Canada !

On rejoint l’usine en s’enfonçant dans les terres de cette bourgade à majorité anglophone. La toponymie des routes empruntées révèle une communauté en partie d’origine irlandaise : on gagne l’avenue Rooney – où s’enracine l’entreprise – via la rue Briand, qui, elle, succède à l’avenue Baird. Au loin, les vieilles Appalaches découpent l’horizon. Un décor bucolique dans lequel s’insère discrètement le bâtiment fraîchement modernisé, et où j’y rencontre Sylvain Tapp, le directeur général de ce projet « un peu fou », au dire du principal intéressé. « Il y a 25 ans, commencer à produire à Gaspé une choucroute, de surcroît biologique, les gens devaient se dire : “Il y a un sauté là-bas !” », plaisante, introspectif, l’homme qui est aussi le président de Gaspésie gourmande, une association regroupant producteurs et transformateurs du secteur bioalimentaire gaspésien.

 

Si la consommation d’aliments bios s’étend et est aujourd’hui tendance pérenne, il n’en est rien au moment où le couple Côté-Tapp entreprend ses activités. Ils font alors la culture de tomates et de concombres en serres, à laquelle s’ajoute, pour rentabiliser l’entreprise, une production minimale de choucroute. « Ma copine et moi on faisait déjà des produits en lactofermentation pour nous et notre entourage, révèle Sylvain Tapp. Puis, un jour par pur hasard, on a rencontré quelqu’un dans le coin de Vancouver qui voulait nos produits, alors on s’est associés à sa compagnie. » L’entreprise prend dès lors son envol.

À l’avant-garde

Bien qu’ils soient tous deux natifs de Rivière-au-Renard, petit village situé à une vingtaine de kilomètres de Gaspé, Sylvain Tapp et Élaine Côté se sont rencontrés à Montréal, et ce… dans un cours d’agriculture biologique ! À l’époque, ce type de culture est encore marginal, et la lactofermentation, une technique généralement méconnue. « En Gaspésie, on était dans les premiers à produire bio. Et les gens croyaient que le procédé de lactofermentation demandait l’utilisation de lait ! », rappelle l’instigateur du projet. Bien humblement, je signifie à mon interlocuteur ne pas très bien comprendre le fonctionnement de cette méthode de conservation… qui après tout est plutôt simple. « La lactofermentation, c’est une fermentation naturelle, sans pasteurisation ni stérilisation, expose Julien. Une fois que le produit a fermenté et qu’il est à maturité, on le dispose au froid dans de grandes cuves de 45 à 60 jours afin de stabiliser l’action biologique de la fermentation. La lactofermentation ralentit alors au minimum, mais le produit est toujours vivant. » Avant-gardistes, les Côté-Tapp ? « Je crois que oui ! », admet Élaine Côté, qui gère la comptabilité de l’entreprise, une tâche réalisée de la maison familiale située tout près. « Mais, il n’y avait pas d’autres choix, nos produits devaient être biologiques. » Sylvain Tapp entérine: « On a toujours été certifié bio, ce n’est même pas une question qu’on se pose. Et ça n’a rien à voir avec la demande ! L’aspect naturel et biologique, c’est non négociable. »

Mais vivre selon ses valeurs, et ce, à l’extérieur des grands centres, tout cela à un coût. « La distribution est un défi, admet Sylvain Tapp. Il faut dénicher des transporteurs fiables et pas trop chers, sans compter qu’on doit à peu près tout faire venir : une partie des choux, les contenants de verre, les étiquettes, etc. » Aussi attachés qu’ils puissent être à la Gaspésie, Sylvain Tapp et Élaine Côté étaient prêts à transporter leurs pénates à Montréal. L’exode rural ne touche pas que les gens; il rejoint les entreprises, aussi. Nous sommes en 2016. À l’époque, leur fils aîné Julien termine des études en finance à l’UQAM et compte demeurer dans la métropole. C’est de cet endroit que l’entreprise aurait dès lors poursuivi ses activités. Jusqu’à cet appel un peu inattendu. « Julien m’a téléphoné pour me dire qu’il revenait à Gaspé et qu’il souhaitait rejoindre l’entreprise, explique Élaine Côté. On lui avait proposé de revenir, mais ça nous a quand même surpris ! » Ce retour dictera la suite des choses : aussitôt, le couple décide de doubler la superficie des installations de l’entreprise. Une expansion qui nécessite de manier une importante gestion de croissance, ce que le jeune homme de 29 ans entend bien réaliser. Depuis l’arrivée de Julien, le chiffre d’affaires de l’entreprise a doublé. Actuellement, l’entreprise emploie 9 salariés temps plein ; 14 au faîte de la production entre septembre et mars.

Comme l’avenir de l’entreprise est stabilisé, Sylvain Tapp s’éloigne progressivement de la gestion quotidienne des activités. « Je participe à l’entreprise différemment. Mais quand tu as bâti une entreprise de A à Z, c’est difficile de décrocher ! », laisse tomber celui qui est parti de zéro, ayant une formation de mécanicien. Et le fait de travailler père et fils ensemble ? Complices, les deux hommes s’esclaffent. « Il y a parfois des frictions, c’est normal, on gère une entreprise, mais en général, ça va bien», assure Sylvain. « Ça va même très bien ! », renchérit Julien.

À lire aussi