Laurent Gaudré n’a pas grandi dans une boulangerie. Il n’a pas non plus été poussé par un conseiller d’orientation à choisir cette voie. Ce métier s’est juste imposé à lui quand, à l’âge de 15 ans, il a décidé de quitter les rangs de l’école traditionnelle française, dans laquelle il réussissait pourtant bien. «Je ne supportais plus le système éducatif conventionnel, j’avais besoin d’autre chose. Et comme l’un des petits bonheurs de mes dimanches était d’aller chercher à vélo des petits pains pour notre petit-déjeuner familial, j’ai opté pour la boulangerie. Comme si j’avais été accaparé par les odeurs qui embaumaient du pain chaud.» Un peu désarçonné, le père de Laurent a alors, sans le savoir, engagé son fils dans une formation proposée par les Compagnons du devoir sous le joli nom de Tour de France, qui allait lui apporter, en plus d’un métier, une passion et des valeurs qui sont toujours aussi vibrantes aujourd’hui.
Du pain sur la planche
Même s’il semble a priori moins complexe et éloquent que des disciplines comme la cuisine ou la pâtisserie, l’art de la boulangerie ne s’improvise pas. Laurent Gaudré l’a appris sur le terrain grâce à ce programme encore peu connu au Québec, mais qui a formé des milliers de boulangers, de bijoutiers, d’ébénistes ou encore de maçons au fil des siècles de l’autre côté de l’Atlantique: le Compagnonnage. En s’inscrivant à cette formation traditionnelle, atypique et reconnue au patrimoine immatériel de l’UNESCO, chaque apprenti s’engage à consacrer de quatre à huit ans de sa vie à travailler pour des boulangeries formatrices, à raison d’un an maximum par entreprise. «Cela nous permet de devenir rapidement autonomes, de faire des rencontres, de comparer, de découvrir, d’approfondir, de mieux maîtriser nos bases et d’en acquérir de nouvelles, mais aussi de voyager», explique Laurent, qui s’est rendu jusqu’à l’île de la Réunion pour perfectionner son art.
C’est d’ailleurs lors de cette expérience exotique qu’il a réellement saisi l’importance du levain dans les recettes de pain. «J’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’un ingrédient ordinaire. Que cette pré-fermentation devait susciter une réflexion quotidienne pour être en mesure de créer quelque chose de bon, de subtil, de surprenant, de valorisant.»
À la suite de cette prise de conscience, le rapport de Laurent Gaudré avec son art n’a plus jamais été le même. Après son Tour de France, il est à son tour devenu enseignant en boulangerie, artisan boulanger (en proposant des pains biologiques au levain dans des marchés des Alpes de Haute-Provence), puis consultant pour plusieurs entreprises ou écoles, notamment à l’international, avant d’être séduit par la mission que voulait lui confier la bannière Première Moisson. «Contrairement à toutes les boulangeries que j’avais fréquentées, qui misent exclusivement sur leurs produits, Première Moisson a décidé d’investir dans la matière première du pain, à savoir les grains de blé. Et ses propriétaires n’ont jamais hésité à utiliser les meilleurs ingrédients de petits producteurs locaux, même si cela leur coûte plus cher et est plus délicat à apprivoiser. Ces valeurs rejoignaient les miennes.»
Dompter le levain
Laurent Gaudré s’est joint à l’équipe de Première Moisson en 2011. À la tête d’une petite équipe de conseillers et de formateurs, il doit s’assurer de la qualité et de la salubrité des produits de la bannière, veiller au respect des méthodes tout au long de la transformation, participer au développement de nouvelles recettes, réaliser des formations internes… et prendre jalousement soin du levain mère de l’entreprise, qui se transmet de boulangerie en boulangerie depuis 1992!
À ceux qui pourraient se le demander, le levain en question n’est pas gardé à double tour dans un coffre-fort ni livré sous bonne escorte lorsqu’une nouvelle boulangerie Première Moisson voit le jour. «La vérité est plus pragmatique, dit en souriant l’expert. Pourquoi créerions-nous un nouveau levain alors que nous en avons déjà un existant sous la main dans toutes nos boulangeries du réseau de détail?» Il passe donc à une succursale Première Moisson existante pour en prélever un peu pour la nouvelle, tout simplement.
Une autre raison, plus essentielle encore, explique ce choix: le levain est un organisme vivant, produisant un écosystème de bactéries et de levures non pathogènes qui doit être nourri tous les jours pour survivre. «Il est plus que le simple résultat d’un mélange de farine et d’eau», précise Laurent. Il faut effectivement réunir les conditions de chaleur et d’humidité favorables au développement de levures et de bactéries qui lui permettront de donner un meilleur goût, une plus belle croûte, une meilleure conservation et un caractère particulier aux pains. Le levain a aussi besoin de temps pour s’exprimer pleinement. «Il faut contrôler plusieurs fois par jour sa teneur en pH [acidité] et le corriger au besoin. C’est un produit capricieux qu’un rien peut faire dévier, dériver. La qualité de l’air, la température de l’eau, les caractéristiques de la farine utilisée et même les mains de l’artiste qui le travaillent. Bref, c’est un vrai gamin qu’il faut surveiller tout le temps!»
Faire du bon pain
Malgré la fragilité de ce produit, de plus en plus de boulangeries ont choisi d’utiliser leur propre levain dans leurs pains. Nous sommes d’ailleurs surpris d’apprendre qu’en France – le pays de la baguette –, elles n’étaient seulement qu’une petite minorité à utiliser du levain dans les années 1990. Depuis 30 ans, le levain est cependant revenu à la mode. En France comme au Québec, les boulangeries artisanales lui ont restitué la noble place qui était la sienne depuis la nuit des temps.
Chez Première Moisson, l’intérêt du levain est crucial. L’entreprise en utilise même deux pour préparer la quarantaine de pains différents que propose quotidiennement la bannière: un levain clair et relativement liquide à base de farine blanche d’agriculture raisonnée, ainsi qu’un levain foncé, plus dense, à base de blé entier biologique. Intégrés dans les recettes dès l’étape du pétrissage, ils sont bichonnés pendant plus de 12 heures (voire 18 pour la baguette du même nom) dans les pâtons avant leur cuisson.
Évidemment, cette liberté se traduit aussi par des différences. «Mon équipe transmet les grands principes, mais chaque boulanger de Première Moisson a sa petite méthode, son petit secret. Nous acceptons d’ailleurs cet esprit d’initiative dans nos fournils, car nous partons du principe qu’un boulanger qui réfléchit, s’intéresse, analyse et se pose des questions fait du meilleur pain. Après tout, nous sommes des artisans, pas des machines.»
Profession: boulanger artisan
Même si le métier de boulanger a repris des galons depuis quelques années, les horaires décalés, ainsi que le travail exigeant et souvent solitaire qu’il requiert constituent encore des freins lorsque les jeunes font des choix de carrière. C’est un métier peu féminisé qui a aussi besoin de la sensibilité et de l’intuition des femmes. Fort de sa propre expérience, Laurent Gaudré sait néanmoins combien ce dernier peut valoriser ceux qui s’y engagent et les réconcilier avec un système dont ils peuvent être écœurés. «Notre vocation, c’est de créer du beau et du bon avec des ingrédients simples et naturels. C’est aussi et surtout nourrir les gens, riches comme pauvres. Et pour y parvenir, nous choisissons d’emprunter les petites routes qui sillonnent la terre, plutôt que les grandes autoroutes de la filière industrielle. Comme le levain, en quelque sorte», conclut Laurent Gaudré. Un vrai poète.