Dirigeons-nous vers la rive sud de la péninsule gaspésienne. Le long de la baie des Chaleurs qui borde le fleuve Saint-Laurent, tout près de Carleton-sur-Mer, le décor marin magnifique qui nous entoure recèle un secret. Ce dernier, plongé à plusieurs mètres sous la surface de l’eau pendant l’hiver, se révélera au printemps sous la forme d’algues qui seront récoltées puis transformées. Des produits que s’arrachent déjà des chefs et un nombre croissant d’épicuriens depuis leur lancement en 2017.
L’Association de gestion halieutique autochtone Micmac et Malécite (AGHAMM) a peut-être un nom à rallonge, mais elle est née d’un désir simple, celui de voir trois communautés autochtones (les réserves micmaques de Gesgapegiag et de Gespeg, ainsi que la réserve malécite de Viger) s’entraider pour se développer. La Gaspésie étant par essence une région aux ressources marines importantes, il allait de soi que les projets menés par l’association y seraient liés.
Toutefois, en dehors du domaine bien exploité de la pêche, quels étaient les secteurs d’activité qui pouvaient constituer un moteur de développement économique pour trois petits groupes qui n’avaient ni les ressources physiques ni les moyens financiers de démarrer de grands projets? Cette question a trouvé une réponse en 2014, lorsque des recherches menées sur la biomasse locale ont fait ressortir que la laminaire sucrée, une des algues les plus répandues au Québec et au potentiel de culture intéressant, pouvait servir à autre chose que de pouponnière aux homards de la baie.
«Une première récolte d’algues plus tard, en 2016, on s’est cependant demandé ce qu’on allait faire de ces kilos de laminaires blanchies et surgelées», raconte Sandra Autef, engagée à l’AGHAMM pour coordonner le projet. «On m’a soudain lancé: “Pourquoi ne pas transformer ces algues, trouver un chef pour développer des recettes et les commercialiser?” C’était un peu fou à première vue, parce qu’on ne disposait que de quelques mois devant nous pour standardiser des recettes et créer une image de marque, mais on a relevé le défi!» Le projet-pilote Salaweg, qui signifie «salé» en micmac, venait de naître.
La communauté avant tout
Les quatre produits développés par Salaweg – une relish de mer, un mélange d’épices à tartare, un mélange à poisson et un mélange à viande – sont bien distincts de ce qui existe actuellement sur le marché. «On ne voulait pas simplement proposer des algues fraîches ou séchées. Les membres des trois communautés, qui utilisaient traditionnellement la laminaire sous forme de papillotes autour des poissons cuits sur la braise, nous ont regardés bizarrement quand on leur a proposé de transformer les algues en relish et en mélange à tartare. Mais ils nous ont fait confiance et ont rendu tout ça possible.»
Comment cultiver de la laminaire sucrée lorsqu’on n’en connaît que quelques bribes? En s’entourant de spécialistes pour se former et en faisant beaucoup de tests. Grâce à un mariculteur de Carleton, un processus de culture a été mis en place et une formation a été dispensée chaque année à plusieurs jeunes des communautés sur le bateau-école de l’AGHAMM.
«À la fin du mois de septembre, on achète des cordelettes ensemencées de plantules de 1 ou 2 millimètres qu’on fixe sur des filières. Puis on descend ces filières à 7 mètres sous la surface de l’eau, ce qui les protège du gel hivernal, et on attend jusqu’à la fin avril pour les remonter. Les algues ont alors une longueur de 30 à 60 centimètres et se développent très vite jusqu’au mois de juin, où elles peuvent atteindre 3 à 4 mètres sans être colonisées par des organismes naturels qui pourraient les dégrader. Il faut par contre faire très vite à ce moment-là, car on dispose de très peu de temps pour récolter et préserver les algues. Pendant cette fenêtre temporelle, on récolte donc le matin, puis on blanchit et surgèle notre récolte la même journée. Une seconde transformation a ensuite lieu pendant la période plus creuse de l’année (automne et hiver) dans la réserve de Gesgapegiag.»
Même s’ils se montraient un peu indécis au départ, les membres des trois communautés de l’AGHAMM ont rapidement compris le potentiel de Salaweg. «Ils sont impliqués à toutes les étapes, confirme Sandra Autef. La culture, le transport, la transformation. Ce projet suscite chez eux une vraie fierté, car il constitue une belle vitrine, une valorisation et un rayonnement de leur savoir-faire. C’est beau de les voir s’afficher avec nos casquettes et nos t-shirts, de croire en ce projet innovant si fort.»
Un projet qui suscite la curiosité et stimule l’imagination de plus en plus de Québécois, au demeurant. La première salve de produits en 2017 a été écoulée en un temps record, et les demandes affluent sans cesse. Cet engouement encourage bien sûr l’AGHAMM à aller plus loin: «On songe à utiliser le stipe (tige) de la laminaire, qui ressemble à une asperge de mer, pour en faire un condiment comme des cornichons. On pourrait aussi développer des produits issus de la pêche comme des bisques ou des terrines marines. Et on est en train d’étudier le potentiel d’une autre algue aux belles qualités gustatives, la dulse.»
Ce ne sont donc pas les idées qui manquent au sein de la petite association, dont l’objectif demeure néanmoins de desservir les trois petites communautés qui l’ont vue naître et grossir. «Le mot communauté n’est pas un simple slogan ici. Quand une personne achète un produit Salaweg, elle n’enrichit pas une entreprise, mais un groupe entier qui va redistribuer les bénéfices de cette vente à ses aînés, à ses jeunes, souligne Sandra Autef. Elle valorise aussi l’emploi au sein de réserves excentrées, ainsi que l’exploitation de ressources durables et bonnes pour l’environnement. Acheter Salaweg, c’est par conséquent un acte social et conscient aussi bien que gourmand.»