Des pièces qui résonnent

Le Théâtre Bluff aura 30 ans l’an prochain. Les codirecteurs artistiques Mario Borges et Joachim Tanguay réussissent le double pari d’ancrer la compagnie dans la communauté qui l’a vu naître, Laval, tout en propulsant à l’international ses créations universelles à propos de l’adolescence. 

« Théâtre Bluff est une compagnie de théâtre de création qui s’intéresse à l’adolescence. Notre moteur de création, c’est pas de proposer des pièces qui se passent dans les écoles, avec des profs et des amis, par exemple. On s’oriente autour de préoccupations plus larges, qui peuvent toucher un peu tout le monde », lance d’emblée Joachim Tanguay dans les bureaux de la compagnie situés dans un centre arménien du quartier Laval-des-Rapides. Ce n’est pas du théâtre pour adolescents, c’est du théâtre à propos de l’adolescence. La nuance est importante pour le binôme à la tête du Théâtre Bluff depuis près de 15 ans. « Ce qui nourrit le projet, c’est qu’on s’intéresse à cette période charnière de la vie où tout est en mutation, tout est possible, tout est ouvert. Cette période très effervescente, mais qui est fondamentale », ajoute Mario Borges.

La récente pièce de David Paquet, Le poids des fourmis, traite d’écoanxiété, alors que le grand succès de Sarah Berthiaume, Antioche, est ancré autour de la thématique de la révolte. « C’est pas des œuvres pédagogiques, pas du tout. C’est de l’art qu’on propose, tranche Mario Borges. Et le jeune public embarque, car il n’est certainement pas dupe ! Quand on travaille avec les ados, y’a zéro bullshit, dit Mario. Ça, on ne l’oublie jamais. » « C’est les meilleurs détecteurs de bullshit, les ados ! confirme Joachim. Le premier contact que j’ai eu avec le public adolescent, c’est en tant que comédien. C’est un public fantastique, très réactif, mais très exigeant aussi parce qu’il y a un devoir d’authenticité avec eux. Il faut pas être beige. Il faut les surprendre. Il faut être authentiques, parce qu’ils le sont. J’ai adoré ça ! C’est stimulant et ça nous appelle à nous surpasser. Le public ado va te le dire si c’est plate ! Alors qu’un public adulte va applaudir quand même. »

Antioche, photos Yanick Macdonald

Vers une reconnaissance

Le trio à l’origine du Théâtre Bluff (Sarto Gendron, Pierre-Yves Bernard et François Hurtubise) a dû travailler fort pour que sa pratique soit reconnue. « C’était pas évident, le théâtre pour ados, à l’époque. Y’a beaucoup de compagnies qui ont fermé leurs portes, et il y avait très peu de vitrines, se remémore Joachim. Les années 1990, c’était un peu le désert. Tout était à faire, donc ils ont eu l’idée de créer un festival pour mettre en valeur ce type de création. Rencontre Théâtre Ados est maintenant très établi et vole de ses propres ailes. »

En 2002, Mario Borges et Joachim Tanguay sont engagés en tant que comédiens dans une pièce du Théâtre Bluff. Trois ans plus tard, Mario est appelé à faire un remplacement au sein de sa direction, alors que sa propre compagnie de création est en pause. « Et ça fait 15 ans que je suis là ! dit-il en riant. Rapidement, j’ai invité Joachim à travailler sur un projet en tant qu’adjoint. » Avec raison, les deux hommes estiment qu’il est rare qu’une compagnie de création perdure en ayant changé de personnel de direction plusieurs fois.  

Un travail de restructuration majeure était à faire au milieu des années 2000 pour donner un nouveau souffle au Théâtre Bluff et pour fixer de nouvelles amarres dans sa région. « Quand je suis arrivé à la direction, il fallait se repositionner, se réaffirmer, précise Mario Borges. Ça coïncidait avec une ouverture, un ancrage dans la communauté de Laval. Une île, une ville, une région : y’a quelque chose de fort là. On s’est demandé : comment prendre appui là-dessus, être en lien avec les gens, faire en sorte que cette compagnie est une richesse pour le territoire ? Comment la faire fleurir avec les gens de la place ? »

Le poids des fourmis, photo Yanick Macdonald

À cet effet, le Théâtre Bluff a développé tout un pan d’activités de médiation artistique et culturelle impliquant les Lavallois. « Ce sont des projets qu’on développe en parallèle des spectacles, indique Joachim. Ça peut être avec des ados ou des personnes âgées, des adultes, des gens nouvellement arrivés au pays. L’idée est d’entretenir une conversation avec la population, nous et les ados. On est beaucoup dans un axe de rencontres intergénérationnelles, interculturelles. Mario et moi avons axé le projet autour de l’ouverture, le dialogue, l’idée de la transmission. Ce sont des thèmes qui nous préoccupent et qui nous guident dans la création. »

La médiation artistique a pour but de faire le pont entre une œuvre et le public — « tout est articulé pour favoriser une meilleure appréciation de l’œuvre », précise Mario — alors que « la médiation culturelle est plus large, pas nécessairement liée à une œuvre, ajoute Joachim. On fait un projet avec une pièce en création qui porte sur l’engagement, Jusqu’au bout, avec des jeunes du Centre jeunesse de Laval, un groupe d’immigrants et un groupe de personnes âgées. On leur demande ce que ça veut dire pour eux, l’engagement. Ensuite, un auteur et un illustrateur créent un corpus de témoignages, de moments vécus entre eux. Et l’œuvre sera exposée à Laval et accompagnera le spectacle. »

Au tour du monde

Le Théâtre Bluff 2.0 a aussi mené les codirecteurs vers de nouvelles ambitions pour la compagnie de création. Depuis plus de 10 ans, ses pièces font bonne figure en Europe, tout particulièrement en France. « S’embrasent, en 2009, a été la première à tourner en France, notre carte de visite vers ce marché-là, indique Joachim. Et pas n’importe quel marché : le réseau Centres dramatiques nationaux [NDLR il y en a 38 sur le territoire français]. Ils encouragent la création contemporaine, ils sont bien soutenus, ils ont les moyens de faire voyager les compagnies, car ils sont subventionnés par l’État, ils offrent une programmation de très grande qualité. Tout de suite, ç’a positionné Bluff dans un créneau qui est très avantageux. » « Beginner’s luck ! », lance Mario.

S’embrasent, photos Caroline Laberge

Ainsi, avec une diffusion de l’autre côté de l’Atlantique, la durée de vie des pièces du Théâtre Bluff est longue. « C’est rare qu’un spectacle est joué en bas de trois ans chez nous », dit Mario. Ce qui est évidemment bénéfique pour tous les créateurs impliqués. « Pour un auteur, si tu sais que ta pièce va être jouée au moins 75 fois, c’est vraiment intéressant. Y’a trop de spectacles qui sont créés et qui vont avoir 15 représentations… Il faut arriver à faire jouer les œuvres davantage, les faire circuler, faire entendre ces paroles-là le plus possible. »

La longévité des créations du Bluff fait aussi honneur à tout le travail en amont des représentations. « On fait la promotion d’écritures contemporaines, explique Mario. Les projets sont développés à partir de chantiers de création de trois à quatre ans. Ce sont de longues périodes de gestation. On veut donner la chance aux artistes qu’on invite d’être dans les meilleures conditions pour pouvoir créer. »

Antioche, une pièce écrite par Sarah Berthiaume et mise en scène par Martin Faucher, a été lancée en novembre 2017, dans le cadre d’une résidence au Théâtre Denise-Pelletier de Montréal. La pièce est toujours présentée — un septième voyage en France était prévu au moment d’écrire ces lignes —, ce qui fait d’elle une œuvre phare pour le Théâtre Bluff. « Cet été, on l’a présentée à Avignon, au plus grand rassemblement de théâtre francophone au monde, dit Mario avec fierté. C’était une première fois pour Bluff. Au Festival OFF, y’avait 1594 propositions, et il faut tirer son épingle du jeu. On a réussi. Tant mieux ! Mais ça prend beaucoup d’énergie, de stratégies, il faut préparer le terrain. Antioche jouera encore beaucoup en France, en 2021. Ça, c’est l’impact d’Avignon. »

Et pour la suite des choses, le duo voit un avenir encore plus grand (et plus long) pour ses créations. Joachim : « On pourrait imaginer que nos spectacles seraient traduits dans d’autres langues. ». Mario : « On s’en va vers ça. » Joachim : « Ça leur permettrait de jouer dans d’autres marchés et de vivre plus longtemps. Peut-être qu’on pourra dire dans quelques années : un show du Bluff, c’est minimum cinq ans de diffusion, parce qu’on a des marchés en Espagne, en Amérique latine, au Royaume-Uni. Puisqu’on touche à des enjeux universels, ça peut rejoindre tellement de gens. »

À lire aussi