Poser l’ancre

Il est minuit et demi et le blizzard souffle sur Kegaska. En pyjama, Ruth ouvre la porte à cinq motoneigistes. La route est fermée, ils arrivent de Blanc-Sablon et n’ont pas soupé. «J’ai des restants puis un divan-lit… Entrez, on va s’arranger.» Bienvenue à la maison, ou plutôt à l’Auberge Brion.

«Pas de photos!», lance Ruth Kippen en riant, alors qu’on s’installe autour de la grande table de la salle à manger. Sur les murs, une collection de canards en bois et une enseigne disant «Life is good». La tenancière et propriétaire de l’auberge nous accueille dans un français impeccable, s’excusant de ses mains recouvertes de peinture. «On a acheté la maison d’à côté, on est dans les travaux!», s’excuse-t-elle. Rien de surprenant. Si vous avez croisé Ruth ne serait-ce qu’une fois, vous savez déjà une chose: elle ne s’arrête jamais. Dès quatre heures du matin où sonne son réveille-matin jusqu’à vingt heures où elle s’assoit enfin, Ruth cuisine, accueille, jase, gère et cuisine encore.

Prendre le large

L’Auberge Brion, c’est son projet, son bébé né il y a bientôt 25 ans, en 1994. À cette époque, Ruth et son conjoint Bernard sont installés à Québec et travaillent tous les deux sur des bateaux: lui à la barre, partant des semaines durant sur les eaux du golfe Saint-Laurent, et elle en cuisine. C’est entre autres l’envie de voir son capitaine de chum plus souvent qui a motivé le projet de retourner dans le village où elle est née. «En habitant à Kegaska, c’était plus facile de le voir: il passait par là deux fois par semaine avec le Relais Nordik. C’est qu’à cette époque-là, on prévoyait avoir une famille.» Famille elle a eu, mais pas comme prévu. «Oh oui, j’en ai des enfants! L’autre jour encore, un client m’a amené son linge à laver dans une poche de hockey.» Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour ceux qu’on aime!

Si depuis 2013, Kegaska est le dernier village de la Côte-Nord à être relié par la route 138, ce n’était pas le cas pendant les 20 premières années d’existence de l’auberge. On arrivait dans ce village de pêcheurs par le ciel ou par la mer. «Toutes mes chambres portent le nom d’un bateau de la région!», explique Ruth fièrement. Et l’auberge elle-même n’y échappe pas: son nom a été inspiré par un navire madelinot venu s’échouer sur les berges rocheuses de Kegaska en 1976 et dont on peut encore visiter l’épave aujourd’hui.

Au début de la fin

En tout, 17 chambres constituent le charmant domaine boisé de la rue du Portage, des unités réparties entre l’auberge elle-même et le petit motel coloré qui lui est adjacent. Si elles sont le plus souvent occupées par des travailleurs, de janvier à avril, c’est une autre faune qui s’y active. «Pendant la relâche, c’est des centaines de motoneiges qui passent ici chaque jour. Matin, midi, soir: ça n’arrête jamais.» Si certains restent à coucher, d’autres ne font que passer se réchauffer le temps d’un café. «On est vraiment comme une halte routière.» C’est qu’étant situé à la porte d’entrée ouest de la Route blanche qui permet de parcourir en motoneige les derniers 500 kilomètres qui le séparent du Labrador, Kegaska est un arrêt de choix pour les motoneigistes, qui choisissent souvent d’y laisser leur voiture avant de poursuivre leur périple vers l’est. «J’ai déjà vu jusqu’à 200 autos stationnées au village en même temps.» Un chiffre impressionnant pour ce hameau anglophone d’à peine 150 habitants.

 

À partir d’ici, plus de route pavée, seulement une vaste étendue blanche. «L’été, c’est un dead end. L’hiver, c’est ouvert.» La saison froide est donc l’occasion pour les Coasters de se déplacer et se voisiner. Mais ils ne sont pas seuls: on vient maintenant de partout pour s’aventurer sur ce territoire autrement isolé. Pennsylvanie, New Jersey, Maine, Ontario… «Il y a un monsieur de Québec qu’on voit chaque année!» Les visiteurs intrépides traversent cette immensité d’une beauté impitoyable («Si tu le fais en quatre ou cinq jours, c’est que t’as flâné.») et découvrent la chaleur de la vie en communauté, les 14 villages formant la Basse-Côte-Nord étant animés tout l’hiver grâce aux nombreux carnavals prenant souvent l’allure de tournois de hockey où s’affrontent des villages aux noms tous plus évocateurs les uns que les autres.

À bon port

Si le Brion s’est échoué en 1976, son homonyme, lui, tient bien la barre. Tel un phare, Ruth et son auberge veillent 365 jours par année, peu importe l’heure de la journée. En 25 ans, jamais personne n’est resté sur le perron. «Ton garçon a pas déjeuné? Entre, on va le faire manger. C’est pas compliqué, j’ai déjà vu du monde coucher sur le plancher.» C’est sans doute cet esprit qui fait qu’à peine un pied posé dans l’escalier en bois jaune, on est envahi par un sentiment étrangement familier. «Ici, on est pas fancy. Tu vas souvent me voir assise sur le comptoir pour jaser.» Parlant de jasette: la nôtre tire à sa fin. C’est l’heure de faire à manger pour la troisième fois de la journée. Au menu pour souper: pain frais fait maison, épis de maïs de saison et cuisses de poulet. En enfilant son tablier, Ruth nous fait ses dernières recommandations. «Arrêtez à la pourvoirie en passant, Bernard va vous donner des laitues de notre jardin. Mais la prochaine fois, vous restez à souper!» En attendant, si vous passez par Kegaska, ce n’est pas compliqué: une fois face à la mer, vous tournez à gauche puis encore à gauche. Quand vous vous sentirez chez vous, vous saurez que vous êtes arrivé.

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