Il y a d’abord le plus discret, caché derrière ses murs de maçonnerie, qui s’alimente du débit de la rivière Rouge depuis près de 200 ans. «Et il y a l’autre, noble et fier, avec ses quatre grandes pales au vent, qui “fait son jars”, comme on dit par chez nous!», plaisante Caroline Perron, directrice des Moulins de L’Isle-aux-Coudres. Ils sont vieux, les deux colosses, mais mise à part la farine qu’on y moud encore aujourd’hui, ils sont loin d’être poussiéreux.
L’eau et le vent sont au cœur de l’histoire des Marsouins, le sobriquet consacré par lequel on désigne les habitants de L’Isle-aux-Coudres. La survie des insulaires a longtemps été dépendante du fleuve et de ses ressources, comme à l’époque où leurs mythiques goélettes à voile domptaient le courant pour transporter personnes et marchandises, ou alors au temps des pêcheurs de marsouins, activité qui leur a valu leur surnom. Encore aujourd’hui, les allées et venues des Coudrilois sont rythmées par le traversier qui, de minuit jusqu’au petit matin, dort au quai de l’île et les sépare du reste du monde.
«Quand je me réveille, j’aperçois la montagne du Massif, sur le continent. Je vois aussi le fleuve, qui n’est jamais pareil», raconte Caroline Perron. Sur cette île de 30km² au milieu des eaux, là où le Saint-Laurent prend de l’ampleur en aval de Québec, on peut voir l’effet des marées sur le paysage. «Quand on vient visiter, il faut s’attarder un peu et prendre le temps de s’imprégner des lieux. Oui, vous pouvez faire le tour de l’île en une heure, mais vous n’aurez rien vu!»
Parole d’insulaire, la vie sur une île impose une certaine autarcie, souligne Caroline Perron. «On fait donc face à de grands défis pour préserver tout ce qui nous rend indépendants. C’est dans ce même esprit que sont nés les deux moulins, à une autre époque, et c’est notre rôle aujourd’hui de faire vivre cet héritage unique en le présentant au monde.»
L’Isle-aux-Coudres accueille son premier moulin à vent seigneurial en 1762, 60 ans après l’arrivée des familles fondatrices. Toutefois, elles constatent rapidement que le vent ne suffit pas pour leur assurer une sécurité alimentaire. Les insulaires en souffrent pendant des années; ils doivent trop souvent traverser en canot les deux kilomètres qui les séparent de la rive nord pour moudre leur grain et déjouer la famine. Ces équipées sont risquées pour les Marsouins, aussi habiles soient-ils pour naviguer, car le fleuve est traître, surtout en hiver. Ainsi, en 1815, les habitants demandent l’autorisation de construire un moulin à eau pour sécuriser leur production de farine, ce qui sera fait en 1826. Dix ans plus tard, on rebâtit aussi un moulin à vent plus efficace sur le site du premier, en réutilisant les matériaux d’origine.
«Cette histoire a façonné un site complètement unique en Amérique, voire au monde, dans lequel on retrouve côte à côte un moulin à vent et un moulin à eau», raconte Caroline Perron. Avec l’abolition du régime seigneurial, les moulins seront restitués aux habitants et de nombreux propriétaires s’y succéderont. Les deux derniers véritables meuniers de cette période glorieuse pour les deux moulins s’appelaient d’ailleurs Étienne Bouchard, dit «le Blanc» à cause de son teint pâle – qu’on pourrait imaginer «farineux» –, et sa femme Marianne Desmeules… Ça ne s’invente pas!
Vers 1940, l’avènement des minoteries industrielles et l’efficacité du transport maritime d’un bout à l’autre du fleuve ont ralenti puis immobilisé les moulins de L’Isle-aux-Coudres. Ils ont peu de temps après été repris en main en tant que sites patrimoniaux. «Nos moulins sont aujourd’hui la preuve vivante de ce pont entre l’ancien temps, celui des activités à bras d’homme, et la modernité qu’a exposée Pierre Perrault dans les trois films qu’il a faits sur notre île. On rend hommage au savoir-faire de nos ancêtres en utilisant leur outil de survie pour lui rendre toute sa pertinence, même de nos jours», explique Caroline Perron.
Le moulin à eau est donc mis au travail tout l’été pour donner aux visiteurs un petit goût du passé. Les meuniers de l’île produisent une dizaine de tonnes de farine par année, dont sept tonnes de sarrasin. Le grain qui est broyé entre les énormes meules de pierre provient entièrement des terres des Harvey, une grande famille pure marsouine.
Toutefois, on ne fait pas de farine avec le moulin à vent. «Un vent du nord, annonciateur de mauvais temps, devient vite “bourrasseux” et le moulin risque de s’emballer. Un moulin à vent est très capricieux et délicat, trop imprudent à gérer dans un contexte touristique achalandé. On le soumet parfois aux vents pour la beauté de la chose, quand les conditions sont propices, mais on ne garantit rien.» Ainsi, le géant ailé garde certains mystères et dévoile toute sa splendeur à tout hasard. «On aurait pu mettre des moteurs pour que ce soit possible de les voir rouler tout le temps, mais on a choisi de ne pas les dénaturer. Les insulaires, c’est ce qu’ils vivaient: pas d’eau, pas de vent, pas de farine. C’est notre façon de faire prendre conscience de ce qu’impliquait réellement la vie à l’époque.»
Que le moulin à vent dorme ou s’active, la visite des lieux demeure tout aussi fascinante. «Même les gens de l’extérieur qui viennent nous voir adoptent rapidement le pronom possessif pour parler des moulins. C’est “nos” moulins, “nos” ancêtres, c’est “notre” histoire. Pour moi, ça dit tout, estime Caroline Perron. Même avec tous les moyens à notre disposition aujourd’hui, quand on doit réparer les moulins, on doit encore faire beaucoup d’essais et d’erreurs. Chaque moulin du monde entier est un cas unique. Alors nos ancêtres, seuls sur leur île, avaient d’autant plus de mérite de s’en sortir!»